Le 26 mars à 17h45 se terminera officiellement ma quarantaine. Le 27 mars à 8h, je prendrai un des quatre vols hebdomadaires d’Air Inuit. Je retournerai là où la COVID-19 n’a pas encore frappé, au Nunavik.
J’ai hâte, j’appréhende, je crains, j’espère.
Hâte de fuir le « sud ». Hâte d’aller vivre l’isolement du Nord que je connais et qui me va bien. Hâte d’aller prendre une partie du flambeau que j’ai laissé malgré moi à mes collègues qui soignent mes patients Inuits avec les moyens du bord, comme d’habitude, parce que je revenais d’une petite escapade hondurienne. Le manque de personnel, de ressource, de matériel, le lâcher-prise… c’est la poutine du Nord, j’ai hâte de la retrouver. J’ai hâte de me mettre des œillères, le temps de reprendre mon souffle. Hâte que la lenteur d’internet m’empêche de voir l’aberration ou la méchanceté humaine à travers les mouvements de solidarité. Ne pas pouvoir facilement naviguer entre la vidéo de la ruée du petit peuple sur le papier de toilette chez Costco ou la lecture des propos haineux envers les trois ou quatre grand-papa qui sont allés chez Tim se chercher un café malgré les recommandations. Serais-je aussi privée des arcs-en-ciel, des dons alimentaires et des messages d’espoir ? Hâte de ne pas être un peu tenté d’enfreindre les règles, hâte de ne plus avoir de « craving » de vivre la vie normale. Hâte de retourner faire un minimum de bien dans la vie des gens, hâte de respirer l’air pur du Nord. Ce sentiment d’excitation du retour qui se frôle intimement sur le déni. L’espoir que cette COVID-19 n’atteigne pas le parapluie de l’innocence et de vulnérabilité du Nunavik.
J’appréhende mon passage obligé à YUL. Et si c’était moi qui faisais migrer ce germe tueur au-delà du 55e parallèle ? J’implore Purell, le nerf de la guerre de 2020 d’être à la hauteur de sa promesse. J’appréhende que le bon vieux climat des aéroports ne soit qu’histoire ancienne. Ce mélange de gens mi-heureux mi-nerveux. Les petits marmots excités d’aller à Disney ou les beaux messieurs en complets-cravate nonchalants qui font la file « nexus » pour aller brasser des grosses affaires à Vancouver. Les baby-boomers avec trop de boutons détachés sur leur chemise arborant les plus beaux palmiers, partant dans leur village de maison mobile en Floride ou les incorrigibles citoyens qui s’obstinent à pouvoir passer leur bouteille de crème solaire de 125 ml. J’appréhende le nouveau climat froid et lourd, celui qui ne fera plus sourire. Celui où tout le monde se demande si l’autre à une vraie bonne raison d’y être. Celui où le regard des gens se perd entre le jugement et la solidarité. J’anticipe la lourdeur, les questions. Serait-ce mon dernier passage à YUL?
Je crains que les gouttelettes de la COVID-19 fassent leur petit bout de chemin jusqu’à nos voisins du Nord. Elles n’ont pas besoin de la route pour s’y rendre elles. Je crains que ma hâte de retourner au Nord se transforme vite en un vrai cauchemar. Je crains que la lenteur du système à développer un filet de sécurité ne fasse pas le poids contre la rapidité à laquelle ce virus pourrait s’inviter aux maisons surpeuplées de mon p’tit Nord. Je ne sais pas ce que je crains le plus entre l’incompréhension et l’insouciance de certains face à un fléau qui leur chatouille le bout des orteils depuis quelque temps, la peur que je ne puisse me protéger suffisamment moi-même si ça traversait les portes de ma clinique, l’inquiétude de devoir prendre des décisions qui me déchirent les valeurs, la crainte de me buter à la rigidité du système et à ce frustrant décalage du changement nordique qui riment avec contre-productivité. Je crains qu’on me craigne parce que j’arrive du Sud. Je crains qu’au travers la promiscuité des logements, les problèmes psychosociaux, la recrudescence de de syphilis et de la tuberculose, la recherche identitaire des jeunes, l’insécurité alimentaire, l’inégalité quant à l’accessibilité aux soins de santé, que la COVID-19 soit banalisée. Je crains que l’isolement qui est le plus grand protecteur des Inuits à l’heure actuelle, devienne bientôt contributeur de leur malheur.
J’espère que le Nord ne sera pas encore le grand délaissé. J’espère qu’on a largement pensé au pire. J’espère qu’on a un plan de contingence. J’espère qu’on a conscience de ce qui est possible à l’heure actuelle, qu’on sait par quel angle l’attaquer. J’espère qu’on aura pensé à me protéger, pour que je puisse continuer d’aider. J’espère que personne n’aura faim. J’espère que l’eau ne manquera plus. J’espère que les gens seront compréhensifs. J’espère qu’on affrontera ça en équipe, qu’on ne se lâchera pas. J’espère mon retour dans un meilleur « sud » en juin. J’espère la solidarité. J’espère qu’Horacio et François sauront mener le bateau jusqu’à eux, jusqu’à moi. J’espère de tout mon cœur que la COVID-19 ne prendra pas le prochain vol. J’espère que ça va aller.
Merci! Le Nord a besoin de personnes comme vous.
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